vendredi 5 décembre 2014

Séquence # 3 - Halloween - La fuite du croquemitaine



CONTEXTE

Haddonfield, petite ville de l'Illinois, en 1963 durant la nuit de Halloween – Les Myers, en rentrant d'une soirée, aperçoivent leur jeune fils de six ans devant la maison, portant un masque et tenant dans la main un couteau de cuisine ensanglanté. L'enfant vient de tuer sa sœur aînée, qui avait eu juste auparavant une relation sexuelle avec son boy-friend.

Quasiment quinze années plus tard, soit le 30 octobre 1978, une ambulance  avance sur une route déserte par une nuit orageuse. A son bord, une infirmière et le Docteur Loomis, le psychiatre chargé du dossier Michael Myers depuis son internement à l'asile de Smith's Grove. C'est là qu'ils se rendent, en vue du transfert de Michael pour une comparution devant un juge. C'est la loi, mais Loomis  exécute ces ordres à contrecœur.

Après un long silence au cours duquel on ressent une vive tension (le visage du psychiatre ne parvenant pas à masquer une forte inquiétude), ce dernier finit par briser la glace. Il s'enquiert alors de l'expérience de l'infirmière qui l'accompagne pour le transfert. Si pour Loomis, la mission qui lui incombe s'avère non seulement délicate mais hautement risquée, l'infirmière, bien qu'avouant son inexpérience dans ce type de mission, ne paraît guère préoccupée. Le détachement de celle-ci se traduit par sa manière nonchalante de fumer sa cigarette, et surtout sa façon de minimiser les propos alarmistes de son passager.

Le Docteur Samuel Loomis tâche de faire comprendre à la personne chargée de le seconder que Michael Myers n'est pas une personne comme une autre. Durant les quinze années de son internement, il n'a jamais proféré le moindre mot. Et devant le scepticisme de son interlocutrice, il lâche alors :
VF : "Comprenez bien que la chose en question est un monstre, et la chose ne doit pas être sous-estimée."
VO : "Just try and understand what we're dealing with here. Don't underestimate it."


Le terme « chose » employé plusieurs fois durant cette brève conversation ne manque pas de choquer l'infirmière, pour qui Michael Myers demeure avant tout un homme, un être humain. Alors que Loomis pense tout le contraire : il n'a rien d'humain, il est l'incarnation du Mal. Le psychiatre souhaite que Michael ne soit jamais libéré un jour.

Tandis que l'ambulance arrive enfin à destination, le visage de Loomis devient encore plus grave lorsqu'il aperçoit des patients de l'établissement en liberté derrière les grilles. Dans leurs chemises blanches, ils ont l'air de fantômes errant sans but précis. Le psychiatre comprend immédiatement qu'il se passe quelque chose d'anormal.

Le véhicule stoppe devant la porte principale de l'asile. Celle-ci est ouverte, il n'y a pas de gardien. Samuel Loomis sort précipitamment pour téléphoner. L'orage gronde toujours. Un éclair fait alors apparaître une étrange silhouette (1) fondant sur le toit de l'ambulance. On n'a pas eu le temps de distinguer son visage, mais nul doute qu'il s'agit de Michael Myers. Silencieuse, insaisissable, l'ombre s'en prend à l'infirmière, dont la confiance en elle vient d'être réduite à néant en l'espace de quelques secondes. Terrorisée, blottie dans un coin de l'habitacle, elle n'est plus qu'une proie. Mais son prédateur ne lui ôtera pas la vie, seule la voiture l'intéresse…

La silhouette force l'infirmière à descendre du véhicule. Tout s'est passé très vite, si vite que Loomis ne s'est aperçu de rien. Lorsqu'il arrive enfin, il est déjà trop tard. Le psychiatre ne peut que constater l'étendue des dégâts et proférer : "Il s'est sauvé, il s'est sauvé, le mal est en liberté."

Tandis qu'au loin, l'ambulance disparaît dans la nuit noire.
Demain, l'Amérique fête Halloween. Partout dans le pays, et notamment à Haddonfield…



MECANISMES

Souvent pour des raisons diverses, nous allons isoler une séquence des autres, mais en cette occasion il faut parler de la séquence d'ouverture du film parce que même si elles peuvent être dissociées, la première impacte la deuxième.

D'abord l'obscurité du générique conduit par le thème obsédant du film, ensuite la séquence choc : un voyeur devient tueur, puis son identité est dévoilée, le cadet de la famille, un enfant apathique et hébété. La caméra s'éloigne pudiquement d'une assemblée figée comme des acteurs de théâtre. Fondu au noir. Le rideau tombe indiquant : "Smith's Grove, Illinois". En approximativement six minutes et demie, Carpenter nous a "dans la poche". Le film commence ainsi à plonger le spectateur dans un monde de ténèbres. Le réalisateur attaque son sujet en codifiant un genre entier, le slasher (même si plusieurs films avaient déjà posé des fondations (2) ) : home invasion (par l'un des habitants de la maison, de plus), voyeurisme, arme blanche, nymphette assassinée, vision subjective, sexualisation de l'acte meurtrier, assassin mécanique, costume et masque.

"Halloween" par Ken Taylor (MONDO poster)

Mais si cette séquence d'ouverture a fait école, celle qui la suit donne le La de la dimension réellement fantastique du film. Après avoir choqué, le script va nous plonger dans le fantastique pur. Ainsi, les deux aspects : la crudité des situations et le sordide des actes vont cohabiter avec la dimension fantastique la plus profonde. Toute la mesure du "Boogeyman", le "Croquemitaine" en français, est développée ici.

"October 30, 1978". L'écran noir ne disparaît pas complètement, il n'est éclairé que par un éclair, les phares et la faible lumière de la voiture. Il s'agit bien de cinéma gothique qui tranche avec la première séquence. Les deux passagers, bien que côte-à-côte, sont isolés par les axes de vue. Ils ne sont jamais vus de face. Chacun est isolé dans sa zone respective dans une grande tension. Dès ce moment, Loomis semble à part des autres, lui sait et plusieurs fois dans le film il fera tout pour convaincre les autres. La figure du psychiatre tient plus de l'homme d'église que du détachement qu'exigerait sa profession.



DÉCOUPAGE PREMIÈRE PARTIE

Si l'on décortique toute la montée de tension de la séquence, voilà ce que cela donne (avec les dialogues en version française, qui est de qualité, une fois n'est pas coutume) :

1 / Carton, le texte  blanc dans une obscurité totale. Fondu au noir du texte.

2 / L'écran affiche un noir qui dure de longues secondes.

3 / Noir de la nuit, vagues détails entrevus, bruit d'orage, voiture qui arrive au loin... Apparition des phares d'une voiture qui vient vers nous, passe devant nous et un éclair éblouit l'écran juste avant que la voiture ne dépasse le cadre vers la droite de l'écran puis en sorte. Pourtant la caméra reste dans cet axe sans couper quelques secondes de plus.


4 / Vision subjective de la route à l'intérieur de la voiture, quasi aucune visibilité.

5 / Loomis seul partie droite du cadre, main de femme à la cigarette qui passe devant lui, mais il reste le regard fixé sur la route et ses pensées, ce qui signifie qu'il ne s'intéresse guère à la femme à côté de lui. Il ne lui adresse pas un regard, préoccupé. Il est intéressant de noter qu'aucun des deux personnages ne semblera sympathique. Il sera à la limite de la condescendance, elle affichera un air suffisant. Ce sont deux professionnels, mais un seul aura du "flair".

6 / Position à l'opposé. La règle des 180° est jetée aux orties. Loomis est dans le "foreground", flou. La conductrice est dans le "background", nette. Carpenter va casser la monotonie de la discussion par des moyens subtils. Il aurait pu montrer les deux acteurs de face, ou faire un champ / contre-champ simple, mais cela n'aurait pas augmenté la tension du spectateur. À la différence de celui-ci, quand il s'agit d'une première vision, le réalisateur sait quand il va déclencher la scène "de peur", il va préparer l'audience pour mieux la cueillir.

7 / On repasse sur Loomis, inversion, elle est floue devant, lui semble encore plus éloigné d'elle qu'avant, le point est net sur lui, il prend la parole en la regardant enfin : "Avez-vous déjà assuré ce genre de transfert ? ". Elle répond : "Ha non, jamais quelque chose d'aussi important.". Le regard de son interlocuteur revient sur la route "Hum Hum..." Il est évident qu'à ce stade, le spectateur attentif se doute de quoi il s'agit, ils ne peuvent parler que du transfert d'un malade mental et qui est plus malade que le tueur juvénile de la première séquence ?

8 / Vision subjective à l'intérieur de la voiture, un peu plus de visibilité grâce aux lumières de phares qui illuminent un obstacle ; on discerne une clôture grillagée ainsi que des panneaux. Loomis "L'aile d'entrée est à quelques centaines de mètres sur la droite." (Off). Infirmière (Off) : "La seule chose que je supporte mal c'est leurs divagations..."

9 / Reprise de l'axe avec Loomis, flou devant ; infirmière au second plan et nette "...quand ils sont partis dans leurs délires." On sent ici que l'infirmière cherche à continuer sur ce qu'elle croit une discussion engagée par Loomis. Elle parle de ses sentiments propres dans son travail, certainement pour changer du sujet gênant qui occupe leur esprit.

10 / Plan qui ne montre que Loomis, en éjectant l'infirmière, comme s'il s'adressait plutôt à lui-même : "Vous n'avez aucun souci à vous faire, celui-là n'a pas dit un mot depuis au moins quinze ans.". Par l'art du conte (comprendre l'art du récit oral), le fantastique se dévoile à peine. Même si le mutisme du patient est improbable, il n'est pas du domaine de l'impossible. Mais tout va basculer dans le plan suivant.


11 / Vision subjective de l'intérieur de la voiture avec toujours peu de visibilité. Infirmière (Off) : "Avez-vous des instructions particulières ?". C'est ici que le fantastique annoncé par l'atmosphère éclate par la sentence de Loomis qui la remet à l'ordre. "Comprenez bien que la Chose est un monstre..."

12 / Retour sur le cadre précédent, Loomis seul, qui détourne son regard d'elle à la fin de sa percutante tirade : "... et la Chose ne doit pas être sous-estimée.". La réponse de la femme est immédiate pleine d'un ton qui cache mal son énervement : "Ne pouvons-nous pas considérer...


13 / Retour sur l'infirmière nette derrière et l'homme au premier plan : "... la chose comme un homme ?". Mais pour le psychiatre, il n'y a pas de discussion à avoir hors cadre. Il n'existe que Myers et sa dangerosité. La carte du loup-garou est bien en évidence sur le tarot, si l'on peut dire (3). Le montage coupe la phrase en son milieu d'une façon sèche, parce que le psychiatre pense déjà la phrase qu'il va énoncer : "Vous ne savez pas ce que vous dîtes.". Infirmière (qui allume sa cigarette) : "Votre compassion force le respect, docteur.". Vous la  voyez, la dextérité du magicien ? Ici, Carpenter annonce les allumettes qui serviront plus tard à pister le fuyard.

Mais reprenons la fameuse phrase. À vrai dire, aucun psychiatre n'oserait affirmer des choses pareilles avec un tel aplomb ! Le ton employé, la façon de transfigurer un cas pathologique en figure inhumaine et surhumaine, n'a plus rien à voir avec les cadres de son métier. Il s'agit de terreur mystique et mythologique, donc du fantastique. Et le pire, c'est qu'à partir de leur arrivée, la suite va lui donner raison.

Conclusion

Le célèbre thème démarre en fanfare pour la seconde fois dès le "Nous y sommes." de Loomis. Ce qui signifie pour ainsi dire, que le film va réellement commencer. Loin de la créature apathique prévue, le Myers adulte peut se déplacer très rapidement et agit avec précision, en contrôlant tout son environnement. L'infirmière revêche mais humaine, celle qui prenait la défense du patient est terrassée par la terreur alors que Myers n'est plus là... elle restera "hantée". Loomis ne l'aide pas, les yeux fixés sur le vide, sans doute parce qu'il est tant obsédé par sa mission souveraine. Debout, aux aguets, il en oublie tout le reste.

Vous l'avez compris, cette discussion loin d'être un temps de respiration, augmente le stress du spectateur, pour atteindre la cassure puis les plans s'enchaînent en découpant sèchement, pour déstabiliser. Tout culmine avec l'attaque de la "Chose" qui inverse tout ce qui précède : l'infirmière, pleine d'humanité par principe, n'oubliera pas cette rencontre. Le psychiatre est impuissant et sera actif plus qu'à son tour. Les fous sont en liberté et l'infirmière était dans une cage, comme un oiseau traqué par le chat. L'espace fermé est brisé, ainsi le prisonnier disparaît dans l'obscurité lointaine et vaste. Le croquemitaine a gagné la bataille, son terrain de jeu est énorme désormais.


Quand le jour apparaîtra enfin, vers la 10ème minute, et le personnage de Laurie présenté, tout est hanté par ce qui précède. Le déroulement sera la déclinaison de ces 10 premières minutes. À partir de maintenant, l'intraitable Boogeyman sera sans doute derrière chaque bout de décor, comme une catastrophe naturelle jetée sur la ville. Il aura son capitaine Achab aux trousses (ou plutôt un Van Helsing moderne) toujours avec un train de retard. Loomis obsédé par sa quête mais déjà dépassé par sa collision avec la contamination du mal. Dès lors, les nombreuses scènes de discussions et les déplacements anodins des jeunes de la ville accapareront toute l'attention du spectateur.

FICHE TECHNIQUE

Halloween (1978) – Réalisation : John Carpenter – Scénario : John Carpenter & Debra Hill – Avec : Donald Pleasance, Jamie Lee Curtis, Nancy Kyes, P.J. Soles, Charles Cyphers...

NOTES

(1) Dans le scénario d'origine, Michael Myers était surnommé The Shape (la silhouette), avant d'être finalement The Boogeyman (le croquemitaine).
(2) Citons Black Christmas (1974), La Baie Sanglante (1972) et bien entendu, la base de tous, Psychose (1960)
(3) Dans son étude Anatomie de l'Horreur, Stephen King évoquait les figures mythologiques rémanentes dans le genre qui nous occupe, en les comparant à des cartes d'un jeu de tarot. Il évoque le célèbre livre de Robert Bloch en ces termes : "Si Psychose est si efficace, c'est parce que ce livre importe le Loup-Garou chez nous." (Éditions J'AI LU - TOME 1, page 123).


Phillipe Chouvel & Nathan Skars

vendredi 21 novembre 2014

Séquence # 2 - Prince of Darkness - Les rêves


CONTEXTE

À la demande d'un prêtre, le professeur Birack s'installe dans une église abandonnée, à Los Angeles. Il emmène avec lui une équipe de scientifiques ainsi que ses meilleurs élèves, chacun spécialisé dans un domaine. Cette paroisse, construite autrefois par une secte appelée les Apôtres du Dormeur des Ténèbres, abrite dans ses fondations un étrange cylindre renfermant une substance verte tournoyant sur elle-même. Après des recherches approfondies, le groupe réalise que la chose enfermée dans le cylindre pourrait être Satan. Pendant ce temps, au dehors, un groupe de SDF s'est rassemblé devant l'église et a encerclé le bâtiment, empêchant quiconque de sortir.



Pilier central de la « Trilogie de l'Apocalypse », initiée par The Thing et achevée avec L'Antre de la folie, Prince of Darkness figure parmi les œuvres les plus sombres et pessimistes de son auteur ; c'est l'une des plus belles également, et en tout cas l'une des plus abouties malgré son relatif échec commercial (À peine plus que 14 millions de $ ) (1).

Fruit de la lecture d'ouvrages consacrés à la physique théorique ou encore la mécanique quantique, Prince of Darkness n'a pourtant rien de rebutant ni même d'hermétique malgré ses sources d'inspiration évoquées. C'est au contraire une fusion réussie, bien que contre nature, entre la science et la religion, la raison et la foi, au-delà de toute considération entre le Bien et le Mal.


« J'ai pensé qu'il serait intéressant de créer une sorte de mal absolu, et de le combiner avec la notion de matière et d'anti-matière », déclarait John Carpenter, insinuant par là de manière explicite que l'entité maléfique emprisonnée dans l'église désaffectée n'est pas vraiment l'Antéchrist, mais plus exactement l'Anti-Dieu.

Un mal d'autant plus terrifiant qu'il n'a pas d'enveloppe corporelle définie, son apparence réelle conservant tout au long du film une aura de mystère. Le réalisateur sait comme personne installer un climat de malaise, d'angoisse et de terreur. Une menace sourde et pesante, une église qui n'est plus un lieu sûr, un sentiment de claustrophobie s'amplifiant lorsque les protagonistes prennent conscience qu'ils sont prisonniers dans cette église, dans ce lieu saint contrôlé par un être redoutable.


« Quand le silence s'installe, on a peur », explique le metteur en scène, ce qui se concrétise à l'écran par une modération dans les dialogues, des plages de silence absolu où les personnages paraissent figés, et une musique oppressante de Carpenter dosée à bon escient.

« Celui qui dort va se réveiller », est-il écrit dans le journal secret récupéré par le prêtre, une phrase qui n'est évidemment pas sans évoquer Howard Phillips Lovecraft. Et le sommeil va d'ailleurs prendre une importance capitale au sein de l'équipe de scientifiques, qui se mettent à faire le même rêve, à tour de rôle.


 NARRATION

On en arrive donc aux fameuses séquences de rêve. Celles-ci vont intervenir en trois occasions, deux d'entre elles étant situées quasiment à la suite l'une de l'autre peu avant l'heure de métrage, et la dernière presque à la fin du film. Ce rêve est presque toujours identique, à quelques nuances près. 


Il prend pour cadre l'église désaffectée, filmée de l'extérieur. La caméra plonge du toit arborant la Croix du Christ jusqu'aux grilles séparant l'enceinte de la rue. La caméra effectue ensuite un balayage de la gauche vers la droite, pour s'arrêter au niveau des portes, grandes ouvertes, de l'église. On peut alors distinguer deux choses : une lumière vive provenant de l'intérieur du bâtiment, et une silhouette sombre située dans l'encadrure de la porte. Lumière et ténèbres sont étroitement mêlées ; la silhouette reste une ombre menaçante qui n'a pas de visage, sauf dans la dernière séquence.


Le rêve est un message d'alerte provenant du futur. Une voix interpelle le dormeur pour lui signifier que ce qu'il voit et entend n'est pas un rêve. Cette émission, utilisant les ondes du cerveau pour transmettre un message, a pour but d'inciter les scientifiques à modifier les événements qu'ils sont en train de voir. En fait, ils doivent empêcher la venue prochaine de l'Apocalypse. Ce n'est d'ailleurs probablement pas un hasard si les mystérieux émissaires du futur émettent depuis l'année 1999 (la voix épelant l'année chiffre par chiffre : « Nous émettons depuis l'année 1-9-9-9. »). Inversé, le nombre devient 6661, que l'on peut décomposer ainsi : 666-1, 666 étant le Nombre de la Bête cité dans l'Apocalypse et 1 l’Élu, à savoir l'Anti-Dieu.

L'ensemble de ces trois séquences dure à peine un minute et trente secondes, et pourtant, au final, elles marquent indubitablement l'esprit du spectateur.


TECHNIQUES

Techniquement, les séquences de rêve ont été réalisées dans un premier temps en vidéo, puis filmées sur une télévision. Résultat : une image délavée, lui conférant un aspect irréel, et instaurant chez le spectateur un sentiment de malaise immédiat. La voix du futur paraît lointaine, difficilement audible, comme si on écoutait une station de radio sans être totalement sur la bonne fréquence. Un mélange d'abstraction et de réalité reflétant somme toute l'essence du rêve… ou du cauchemar.


MECANISMES

"C'est quoi, l'idée de ce rêve que fait tout le monde ?
- C'est un message d'alerte. Qui vient du futur.
- À cause de la proximité du cylindre ?
- Pourquoi tu demandes ça ? J'ai pas de réponse. C'est une idée qui me plaisait !"


Commentaire audio #1

En 1987, après les échec successifs de deux de ses meilleures oeuvres, Carpenter n'est plus le "Wonderboy" tant désiré par les studios. Malgré ses succès passés, il a de nouveau tout à prouver comme à l'époque d'Halloween (1978).

Il n'a que 3 millions de dollars de budget et tourne avec rapidité, en quarante jours. Quelque part, Prince of Darkness a l'énergie folle d'un premier film. Le réalisateur a sans doute conscience que les chances sont contre lui. Contre la mauvaise fortune matérielle, il va se servir de l'imaginaire de son public. Il va le gagner à sa cause.

Le moins, c'est le plus

Et le manque de moyens du film va devenir sa force. Le réalisateur n'a plus la possibilité d'avoir un staff énorme de maquilleurs et de techniciens des effets spéciaux pour développer une créature polymorphe jamais vue ? Qu'importe, la force ennemie sera visualisée en tant qu'élément liquide proche de l'eau (symbole de la vie par essence) et ses séides seront des humains guidés comme des marionnettes. Il ne peut montrer une vision apocalyptique de grande ampleur ? Alors, elle sera partout et nulle part, du minuscule (les insectes) au gigantesque (le soleil). La fenêtre sur l'Anti-monde sera le miroir et le rêve.


L'être humain a horreur de ne pas comprendre et encore plus de n'avoir qu'une partie infime d'une donnée qui le concerne. Impliqué par le sort des personnages, il va vouloir forcer l'énigme, surtout parce qu'on lui a répété depuis l'enfance que les réponses aux problèmes se trouvent toujours en y mettant du sien. L'imagination du spectateur fait alors un travail, conscient et inconscient, et tente de compléter les pièces du puzzle. Même quand le message sera complété, il n'en sera pas moins effrayant. Nous allons voir pourquoi.

Le Rêve de Cassandre

Dans la mythologie grecque, Cassandre est détentrice à la fois d'un don et d'une malédiction. Elle peut prévoir l'avenir funeste qui attend la ville de Troie mais personne ne la croira jamais. L'enseignement de ce mythe est terrible : on peut connaître l'avenir mais ne pas l'empêcher.

Les trois rêves impliquent une réponse à la question manifeste de tous les personnages. "Que va-t-il arriver ?". Le rêve leur donne la réponse, même si comme le dira l'entité, c'est un message qu'ils ne vont pas aimer.

Les images semblent volées : balancement de la caméra, mouvements rapides, incertitude du point de vue. La "créature" indistincte des deux premiers laissant place à une silhouette noire de femme, qui est celle de Catherine, visage impassible et qui avance levant les bras perpendiculairement à son corps dans un simulacre de crucifixion... La vision subjective s'agite et s'arrête. Le doute s'installe : qu'est devenu le cameraman, si ça en est bien un ? Est-ce que la créature précédente est le visage réel de l'entité ? L'entité s'est-elle métamorphosée en Catherine ? Est-ce Catherine elle-même désormais devenue une archange maléfique ? Qui le sait ?

Commentaire audio #2

Fog (1979) ouvrait son récit par la citation du poème d'Edgar Allan Poe (2)

"All that we see or seem
Is but a dream within a dream"

On ne saurait être plus explicite sur les intentions, certains films peuvent être interprétés dans leur ensemble comme un rêve. Ici, chaque "dream sequence" est une rupture subite de la diégèse classique (autrement dit, un parasite dans l'écoulement "logique" de la narration, elles arrivent presque au hasard). Mais au lieu d'être pour le groupe une échappatoire à une réalité oppressante, les angoisses apocalyptiques s'infiltrent à l'intérieur. Paradoxalement, le sommeil de la conscience (de la science et de la foi par ailleurs) donne peut-être l'interprétation la plus précise de ce qui se trame. Si le réel est peuplé de fantasmagories, alors, les rêves dans le rêve nous disent peut-être la vérité. Il est à noter que dans une version tronquée du long-métrage pour le diffuser à la télévision, tous les évènements surnaturels font partie d'un rêve. (3)


La voix du chaos 

Un message à peine audible tente de nous parvenir, couvert par des bruits parasites et d'autres "science-fictionnels" typiques des années cinquante. La voix ne semble pas humaine tant son ton est déclamé d'une façon détachée et son timbre est métallique. Peut-être même que ce texte ne provient pas de notre monde : trop technique et glacial, sa structure comme pensée par une machine ou un extraterrestre.

“This is not a dream… not a dream. We are using your brain’s electrical system as a receiver. We are unable to transmit through conscious neural interference. You are receiving this broadcast as a dream. We are transmitting from the year one, nine, nine, nine. You are receiving this broadcast in order to alter the events you are seeing. Our technology has not developed a transmitter strong enough to reach your conscious state of awareness, but this is not a dream. You are seeing what is actually occurring for the purpose of causality violation.”


Cet avertissement dévoile une montagne de questions. En admettant que tout ce qui est émis soit sincère, qui sont les gens qui l'ont émis ? Des scientifiques ? Des résistants ? Des survivants ? Ou les trois à la fois ? La phrase finale explicite le fait que les auteurs du message en savent énormément, sauf qu'ils ne parlent pas de l'essentiel. Leurs mots n'apportent aucune aide concrète pour le groupe, aucune réponse à la question "Que faire ?". Les règles du jeu sont encore plus incertaines. Juste des informations parasites de plus, du bruit blanc de l'esprit.

En quelques lignes, l'imagination du spectateur s'emballe. Un contexte futuriste est crée à partir d'un simple texte et d'une voix-off.

Religion, rationalisme... et l'homme au milieu.


Nos valeurs sont évidemment précieuses. Voilà pourquoi les créations qui jouent sur le trouble les brouillent, voire les bousculent. Si le film de Carpenter met mal à l'aise c'est parce qu'il ne fait pas qu'opposer deux systèmes fondamentaux de la pensée humaine, il les conjugue dans leurs échecs respectifs. Ainsi, le film n'est pas évident à saisir, trop cartésien d'un côté, trop mystique de l'autre. Cette dualité est forcément à part dans la filmographie du pragmatique Carpenter.

Inspiré par différentes lectures, notamment The Three-Pound Universe (4), le film parle de science en permanence, qu'elles soient officielles et parallèles, et en vient à leur impuissance à maîtriser le monde, qu'il soit physique ou métaphysique. Le personnage principal en viendra à dire de lui-même que sa foi (le terme ne doit sans doute rien au hasard) en la science va être balayée. Plus les preuves scientifiques apparaissent, plus elles contredisent tous les fondements de ce qui a permis à l'homme de les étudier. Dans l'autre camp, la secte n'a fait que cacher l'ennemi sans n'avoir pu le combattre. Quand à l'homme d'église, sa croyance est presque ébranlée par le traduction du livre qui remet ses dogmes en cause. Les deux piliers s'effondrent alors, dépassés. Toute contre-attaque de leur part serait vaine. Plus que la main de l'église ou la quête de la science, le geste d'une femme sauvera peut-être l'humanité.

L'étudiante scientifique devient une martyre (même si le prêtre ne la reconnaît pas comme telle, s'appropriant le geste final) en emportant avec elle une Vierge Marie diabolique. Plus de repères, reste l'Homme avec encore plus de doutes qu'avant. Au final, subsiste une seule et maigre consolation. Dans la veine traditionnelle de son auteur, même si cet opus est l'un de ses plus désespérés, seul l'individu "du peuple" qui se bat - parfois jusqu'au sacrifice de sa vie, comme dans They Live - peut contrer les manifestations d'un mal supérieur...

... à part si l'on considère que le sacrifice de Catherine était prévu depuis toujours.



Altérité et angoisse

Si la lumière est froide, l'image est de basse qualité, les mouvements sont instables, le sens est abscons, le son est corrompu... alors la vérité doit s'y dissimuler. Nous savons que les images et les textes mentent parfois, mais nous le soupçonnons surtout quand il s'agit d'un produit très léché, très préparé. À l'opposé, les documents en apparence capturés "sur le vif", nous semblent véridiques, comme si l'évènement capté se déroulait, comme l'on dit, "devant nos yeux". Les Documents Interdits, la base du "found footage", reposèrent souvent sur ce procédé.

La technologie imparfaite peut nous troubler, à notre époque de très haute définition, parce qu'elle fait référence à un fragment arraché au passé. De vieux enregistrements semblent aussi imprécis que nos rêveries, alors qu'ils existent bel et bien. Aussitôt vus, on n'est plus sûr de tel ou tel détail... De même, les images en mouvement d'anciens films amateurs, bourrées de saccades, donnent l'étrange impression que les personnes étaient mécaniques (Le film en super 8 de Ringu est des plus effrayants)... comme des pantins.


Toute information insaisissable nous dérange. Plus précisément ici, parce que l'information audiovisuelle est dénaturée et parce que son contenu défie la compréhension vers laquelle on tend. Il faut que les deux aspects soient liés pour que le procédé fonctionne : une vidéo "low-tech" inhabituelle ne suffit pas pour provoquer l'angoisse, il faut que nous pensions qu'elle recèle un secret considéré comme crucial. Présenter une information cachée, dans un bel emballage audiovisuel, même si l'information attendue peut s'avérer désagréable, offrira d'autres sentiments d'incertitude, mais pas le même trouble.

La perte de définition (de clarté, donc) ainsi qu'un discours fuyant signifie une perte absolue du contrôle. Nous perdons l'image et le texte, nous perdons le sens, nous perdons le langage. Cela signifie concrètement que l'on perd le contrôle de notre destin. Nous devenons pantins. Savoir, sentir et ressentir ne sert d'ailleurs à rien non plus  Le pire étant que même être prévenu ne change rien à l'affaire. Voir nos bases structurelles vaciller, être le jouet de forces cosmiques... comment ne peut-t-on pas se sentir angoissé par tout cela ? L'histoire est écrite d'avance, avant même l'histoire du film. Et nous n'y comprenons goutte.

Faîtes de beaux rêves.

Commentaire audio #3

FICHE TECHNIQUE

John Carpenter's Prince of Darkness (1987) - Réalisation : John Carpenter - Scénario : John Carpenter sous le pseudonyme de Martin Quatermass - Avec : Donald Pleasence, Victor Wong, Jameson Parker, Linda Blount,...

NOTES

(1) Résultats au box-office
(2) Le poème complet
(3) Sur la version télévisuelle tronquée du film.
(4) Un livre de Judith Hooper et Dick Tiresi. Teresi fut le co-auteur avec Leon M. Lederman de "Une sacrée particule" ("The God Particle : If the Universe Is the Answer, What Is the Question ?" Dell Publishing (1993)

* Toutes les captures vidéos de cette page, ainsi que les citations du réalisateur, proviennent du DVD Studio Canal.


                                                                                             Phillipe Chouvel & Nathan Skars

samedi 8 novembre 2014

Séquence # 1 - Night of the Living Dead - L'introduction

Pour inaugurer la rubrique des scènes représentatives de l'angoisse et des mécanismes de la peur au cinéma, il était évident de se pencher sur un film révolutionnaire à bien des égards. La Nuit des morts-vivants (1968) est une étape décisive du cinéma d'épouvante qui, dès l'introduction, frappe le spectateur avec une efficacité inversement proportionnelle à ses moyens financiers.


NARRATION

Une route de campagne… Au loin, une voiture engagée sur une route déserte. On ne distingue pas les occupants du véhicule. Une musique instrumentale aux accords dissonants provoque d'emblée un contraste avec la beauté du paysage.

La voiture, une Pontiac, quitte ensuite la route pour emprunter un sentier montant jusqu'à une petite colline. Sur la droite, un panneau signalant l'entrée d'un cimetière, fortement piqueté de rouille, est l'unique témoin d'un signe de civilisation.


Après avoir roulé un moment en bordure des premières tombes (où l'on a pu distinguer un drapeau américain laissé à l'abandon), la voiture s'immobilise et la caméra s'attarde enfin sur ses occupants. C'est un jeune couple, élégamment habillé. Barbara et Johnny. Au cours de leurs conversations à venir, nous apprendrons qu'il ne s'agit pas de jeunes mariés, mais d'une sœur et d'un frère, venus se recueillir sur la tombe de leur père.

La femme semble perturbée par la différence de lumière provoquée par le changement d'heure. Les propos paraissent un peu décalés dans un lieu de recueillement. L'homme est quant à lui préoccupé par la radio qui s'apprêtait à diffuser un "flash-info" exceptionnel. Mais il éteint le poste et n'en saura pas plus. Par ce geste, il prive également le spectateur d'une information capitale. Toutefois, on devine que quelque chose de grave est en train de se produire.

Un sentiment de solitude règne dans le vaste cimetière, seuls au loin les cris de quelques corbeaux témoignent d'une autre présence vivante que celle des deux jeunes gens.

Ces derniers s'approchent de la tombe tandis que le soleil décline. A l'heure de la méditation, Johnny ne peut s'empêcher de taquiner Barbara, se remémorant des souvenirs d'enfance dans la demeure familiale, lorsqu'il s'amusait à effrayer sa sœur avec des histoires de fantômes et autres créatures.

Deux événements surviennent alors simultanément tandis que la nuit approche. Un orage éclate, de même qu'en arrière-plan une silhouette apparaît à l'horizon. C'est la première personne à être visible à l'écran, en dehors de Barbara et Johnny, depuis le début du film. Celle-ci avance d'une démarche hésitante, elle est trop loin pour que l'on puisse distinguer les traits de son visage.

« Ils peuvent venir te prendre, Barbara ! », souffle alors un Johnny hilare à Barbara, avant de reprendre : « Ils VONT venir te prendre, Barbara ! »

L'air réjoui du frère s'oppose au regard effrayé de la sœur. Bouleversée, celle-ci passe devant la silhouette désormais très proche, mais que le spectateur ne voit que de dos. Barbara ne pense même pas à la regarder. Cela va avoir pour effet de rendre l'agression qui s'ensuit plus brutale encore.

L'inconnu se jette sans raison apparente sur la jeune femme. Dans la confusion, son frère réagit vite et se mêle à la lutte. Barbara parvient à se délivrer, elle observe sans comprendre le combat absurde qui se poursuit sous ses yeux. L'incompréhension se mêle à la peur. A la frayeur, même, lorsque Johnny a la tête fracassée contre une pierre tombale. L'agresseur n'a pas proféré la moindre parole. On ignore les raisons de son acte.

Les événements se succèdent ensuite rapidement : Barbara fuit, tombe, perd un soulier (la chaussure est montrée en premier plan, la jeune femme en second plan) puis se réfugie dans la voiture. Un gros plan nous dévoile que la clé de contact n'est pas sur le tableau de bord. L'agresseur frappe la carrosserie de ses mains, ses gestes sont rudimentaires. Il essaie vainement de pénétrer dans l'habitacle (la caméra est placée à l'intérieur de la voiture, de manière à ce que le spectateur vive la situation avec les yeux de Barbara). Il se saisit ensuite d'une pierre. Barbara libère le frein à main, la Pontiac s'engage lentement sur le sentier qui descend jusqu'à la sortie du cimetière. Alors que l'on pense que la jeune femme va être en mesure de fuir son agresseur, ce dernier apparaît inlassablement en arrière-plan, au loin derrière la vitre du véhicule. Au loin, mais toujours là !

La lenteur de l'agresseur contraste vivement avec la vivacité de la victime, mais toujours un incident fait que le danger demeure présent. D'abord, la chute de la jeune femme qui perd sa chaussure, puis l'absence de la clé de contact, et enfin la voiture qui vient percuter un arbre.

La suite va être une course désespérée pour la jeune femme, afin de trouver un abri, sinon des secours. Pour l'heure, la campagne reste désespérément déserte, la nuit est presque tombée, et Barbara demeure en grand danger. Dans le lointain, elle aperçoit une maison...

MÉCANISMES

L'isolement des personnages ou la plongée par paliers

Dans Evil Dead (1981), un groupe de jeunes citadins, plein de joie de vivre, est progressivement éloigné de la "civilisation" : ils sont sur une route puis traversent un pont pour ensuite rouler lentement dans la forêt au rythme lent de la musique de Joseph Lo Duca pour accéder à la cabane. Le contrat tacite conclu avec le spectateur venu voir un spectacle effrayant ne suffit pas. Tout le sentiment favorable peut être balayé par une mauvaise introduction, souvent quand le tempo n'y est pas. Il faut que le spectateur, même spécialiste du genre, oublie qu'il est venu voir un spectacle. Au même titre que les personnages, il doit être plongé, comme par autant de paliers de décompression, dans un "ailleurs", un monde hors de tout ce qu'il connaît déjà (*). Le ricanement n'est bientôt plus de mise face au surnaturel. Il est permit de voir un parallèle entre le personnage de Johnny et celui de Scotty, le rieur du groupe, du film de Samuel Raimi.

Il s'agit d'une mise en condition, comme le fait d'entrer dans une salle de cinéma, d'attendre, de voir les lumières s'éteindre et les rideaux coulisser en dévoilant l'écran. Quand il s'agit d'un film d'épouvante, nous décidons ou pas de lever nos défenses mentales dès les premiers plans. C'est pour cela que l'introduction n'est pas que la clé de compréhension des règles internes de l'univers du film, elle est la première épreuve de force entre le spectateur et la volonté du réalisateur de l'affronter, parce qu'on ne fait pas un grand film d'épouvante sans vouloir bousculer son audience.

Le procédé est ici le même, en plus radical encore. Les plans montrent la voiture, puis les deux personnages. Des personnages qui sont isolés dans un endroit éloigné de leur zone de confort et qui les met mal à l'aise. Barbara sera livrée à elle-même en terre inconnue et hostile. Le personnage est présenté de toute manière comme fragile, et de toute évidence peu préparé psychologiquement aux épreuves qui vont suivre. Mais qui le serait ?


Le basculement des valeurs et le double agressif

Le premier zombie "romerien" a ceci de particulier qu'il ne ressemble en rien à l'image que l'on se fait désormais du zombie. Il est loin de la créature déliquescente. En tout état de cause, bien que belliqueux, il ressemble plutôt à un ivrogne chancelant. Il est en cela très proche d'un agresseur "normal". Mais quelque chose d'étrange dans sa gestuelle, son mutisme et sa bestialité indique que cet agresseur est autre chose qu'un malade mental. En quelques plans, le monde a pourtant vacillé sur ses bases. L'autre - n'importe quel autre... même le vivant - peut devenir mécaniquement un agresseur compulsif. La notion de mort-vivant est induite d'elle-même par le lieu où se déroule l'agression. De toute façon, le spectateur ne pourrait être dupe avec le titre du film.

Ainsi, le double n'aura de cesse de poursuivre, sans prononcer une parole, sa proie parce qu'elle existe. La voiture, une carapace autour de l'humain, n'est plus un lieu de sécurité. De plus, la nuit qui tombe ajoute au contexte terrifiant. Le titre ne ment toujours pas, la nuit vient de commencer et l'histoire respectera ce strict schéma temporel (à contrario de Dawn of the Dead et Day of the Dead dont les titres ont une portée métaphorique, surtout concernant Dawn qui se déroule sur au moins plusieurs semaines). Après la voiture, ce sera la maison, le lieu de sécurité par excellence, qui sera pris d'assaut dans une surenchère logique de la narration. De façon imagée, la nuit tombe pour toute l'humanité.

La réaction Fuite / Combat comme seule issue

Contre le double, Romero établit d'emblée qu'il n'y a pas grand chose à faire. On ne peut négocier. Le cynisme teinté de raillerie du frère n'y changera pas grand chose, ceci préfigurant les pillards de Dawn of the Dead. Ceux-ci s'amuseront avec des tartes à la crème et autres jeux, mais il n'empêche qu'ils devront décamper devant le nombre. Rira bien....

À cet égard, le réalisateur semble ainsi faire taire le spectateur qui se moquerait du spectacle. Le réflexe de Johnny est de combattre pour protéger sa famille, malgré la révulsion qu'il a exprimé sur son rapport avec elle. La fin du héros protecteur est ainsi sobre et sèche mais terrible (surtout dans le contexte de l'époque). Ne reste que la fuite pour la survivante. L'implacable avancée du zombie ne sera bientôt plus individuelle mais collective. Donc d'autant plus effrayante puisque le nombre restreint les possibilités de combat et de fuite. L'histoire ne fait pas payer à Johnny son arrogance, elle lui fait payer son courage. Les valeurs les plus nobles se brisent à chaque plan. Être courageux ne suffit pas quand les morts-vivants marchent sur la Terre.


Le noir et blanc, ainsi que le procédé de retournement drastique des valeurs fait bien sûr penser à la célèbre série La Quatrième dimension (The Twillight Zone). Rod Serling et ses associés firent merveille avec quelques décors et quelques acteurs, bien qu'elle ne se soit jamais aventurée à montrer des scènes "graphiques". Ce N & B est aussi le référent de l'image documentaire en 1968 mais également celui des classiques de la Universal et de ses figures archétypales.

Le point fort du cinéaste est de synthétiser son postulat en quelques minutes en une présentation qui aurait pu largement être utilisée dans un long déroulement introductif d'une bonne vingtaine chez d'autres. Lui l'assène directement, tout en éliminant un personnage masculin sûr de lui et laissant un personnage féminin sans défense. Un procédé qui à la toute fin des années soixante devait faire l'effet d'un coup de poing.

Romero apporte un regard neuf, à la fois stylisé et documentaire, entre la vieille école gothique et celle qu'il inaugure, plus crue et plus nerveuse. Cette façon nouvelle de penser le cinéma d'épouvante influença bien des réalisateurs - et pas que des indépendants - par la suite.

FICHE TECHNIQUE

Night of the Living Dead (1968) - Réalisation : George A. Romero - Scénario : John A. Russo & George A. Romero - Avec : Duane Jones, Judith O'Dea, Karl Hardman,... 

NOTE

(*) Au cours d'une conférence sur le Nosferatu de Murnau, Pacôme Thiellement défini le passage du pont par le protagoniste principal en ces termes : « C'est le moment de basculement entre l'occultisme théorique et l'occultisme pratique. ». En effet, dès ce moment, le film devient un film "de" fantastique.


                                                                                             Phillipe Chouvel & Nathan Skars