mardi 27 janvier 2015

Séquence # 5 - Nightmare on Elm Street - On ne court pas dans le couloir


NARRATION 

Deux amies, Tina et Nancy, ainsi que leurs petits copains respectifs, sont victimes de cauchemars récurrents dans lesquels un homme au visage sévèrement brûlé tente de les tuer avec un gant pourvu de lames tranchantes. Ces rêves paraissent tellement réalistes qu'ils en viennent à se confondre avec la réalité. Ce mystérieux agresseur aux « doigts métalliques » les harcèle durant leur sommeil, où les adolescents se retrouvent attirés dans un lieu qui leur est inconnu, une chaufferie située dans un sous-sol. Confrontés au scepticisme de leurs parents, Nancy et ses camarades ne peuvent compter que sur eux-mêmes. Malheureusement, Tina est encore une fois agressée durant la nuit par l'homme au visage brûlé. Celui-ci la tue sauvagement dans son sommeil. Le corps de l'adolescente est retrouvé dans sa chambre, atrocement mutilé. Rod, son petit ami, est soupçonné de meurtre et incarcéré.

Si elle ne veut pas connaître le même sort que son amie, Nancy réalise que sa seule chance de survie est d'en apprendre plus sur le tueur aux doigts de métal, afin d'être en mesure de le neutraliser. Mais pour cela, il lui faut déjà lutter contre le sommeil…


Nancy est en salle de classe. Le professeur donne un cours sur Hamlet, citant une phrase de Shakespeare entretenant un lien troublant avec le « tueur issu des rêves » : Ce que nous voyons n'est pas toujours l'image du réel.

Nancy tente de lutter contre le sommeil. Mais elle a de plus en plus de mal à suivre son camarade de classe lisant quelques extraits de l'ouvrage. La voix du garçon lui parvient désormais déformée, tandis qu'un passage apparaît là où il n'y avait qu'un mur. C'est alors qu'elle aperçoit Tina, debout face à elle, dans un sac transparent maculé de sang. Puis, elle n'est plus là. A-t-elle rêvé ?


Nancy emprunte alors le passage, et se retrouve dans l'un des couloirs de l'école. Il est vide, on entend aucun bruit, il n'y a pas la moindre présence humaine. La jeune fille voit une traînée de sang sur le sol, conduisant jusqu'à la housse mortuaire dans laquelle repose Tina, allongée, et inerte. C'est à ce moment que les jambes de la défunte se dressent, et que le "bodybag" est entraîné vers l'avant, comme tiré par une force invisible. Le corps de Tina disparaît du champ de vision de Nancy. Plus étonnée que véritablement effrayée, cette dernière finit par avancer, lentement dans un premier temps, puis à pas accélérés. Dans sa course, elle percute à l'angle d'un couloir une élève de son âge. La fille porte un pull identique à celui du tueur de Tina.

On ne court pas dans le couloir, lui dit-elle sur un ton ironique, tout en agitant au bout de son bras droit le fameux gant doté de lames tranchantes. Des feuilles mortes se mettent à voler dans les couloirs de l'école. Le rêve et la réalité ne font plus qu'un.

Nancy essaie de retrouver Tina. Elle quitte les couloirs de l'école, et descend inexorablement vers le sous-sol conduisant au repaire de l'homme au visage brûlé.


Et il apparaît enfin, sa silhouette menaçante se détachant dans la semi-pénombre, au milieu des tuyaux, des conduits et autres appareils de la chaufferie.

Debout, face à Nancy, il se mutile le torse avec ses lames. De la blessure occasionnée jaillissent des asticots mêlés à une substance verdâtre répugnante.

Tandis que Nancy cherche une porte de sortie, la créature de cauchemar fait crisser ses griffes contre les tuyaux métalliques. Il joue avec sa proie comme un chat avec une souris et se rapproche impitoyablement de sa victime, désormais piégée dans une voie sans issue. Alors qu'il s'apprête à porter le coup de grâce, Nancy a la présence d'esprit de poser son bras nu contre une canalisation. La brûlure engendrée a pour effet de l'expulser de son cauchemar, et par conséquent d'échapper à son agresseur. De retour dans la salle de classe, ses hurlements provoquent l'interruption du cours. Lorsqu'un peu plus tard, au sortir du cours, Nancy examinera son bras, elle verra la brûlure sur celui-ci. La blessure de son rêve l'a accompagné dans la réalité.


CONTEXTE

En 1984, le slasher n'existe pratiquement plus, s'agitant encore dans quelques vagues productions. La déferlante aura duré six ans et aura rapporté beaucoup d'argent, même à des studios mainstream comme la Paramount avec les Vendredi 13. Seulement, le public se lasse (bien qu'il se déplacera pour suivre la "saga" de Crystal Lake trois ans de plus avec une formule presque inchangée) et la critique va être d'une virulence rare envers le sous-genre. Pour finir, la MPAA (Motion Picture Association of America) coupe les films plus que les boogeymen eux-mêmes taillent les personnages-fonctions interchangeables.

L'anecdote concernant la genèse du film, même si elle est fort connue, mérite d'être répétée ici. Le réalisateur Wes Craven découvrit trois articles du L.A Times en 1983 qui évoquaient des morts suspectes durant le sommeil. Aussitôt son imagination s'emballa. Robert Shaye de New Line Cinema donne alors le feu vert et 1 800 000 $. Un budget énorme pour la production à l'époque mais au regard des standards, celui d'une petite série B.


Qui est Wes Craven en 1984 ? Sans doute pour beaucoup de ceux qui ont repéré son nom, un réalisateur sauvage voire pervers dont les excursions dans le cinéma provoquent le tollé ou le dégoût. Un malade responsable de deux films outrageants, d'un premier degré féroce, d'une violence hors de propos, sans volonté autre que bassement commerciale. Mais Craven, avant tout, était un ancien professeur, un ancien anti-guerre du Vietnam, qui a vécu une enfance affreusement rigoriste.

Voilà un homme qui sait exactement où se situe le curseur de la normalité et de ce qui ne l'est pas, de la bestialité sous les apparences de la conformité sociale. On peut dire qu'il n'y a pas de meilleur "fantastiqueur" que les puritains ou ceux qui ont vécu le puritanisme le plus intransigeant, car ils connaissent mieux que personne le prix de la transgression.

Art by Matthew Joseph Peak

MÉCANISMES

"Il faut avoir l'innocence de l'adolescence selon Wes Craven pour croire que le monde des rêves puisse être un lieu de passage vers notre réalité." - Marc Bousquet (1)

N'y allons pas par quatre chemins, Les Griffes de la Nuit (2) est l'un des plus passionnants films de ces pages pour les propositions explicites ou sous-jacentes qu'il soulève.

Ce n'est pas le film le plus réussi. Ce n'est pas le mieux réalisé (structurellement, Halloween est une merveille de réalisation qui l'écrase sans peine dans ce domaine), ce n'est pas le plus ambitieux (Prince of Darkness secoue bien plus les neurones), mais c'est assurément l'un des films qui cristallise le plus ce qu'est le film d'épouvante, ce qu'il représente, ce qu'il signifie en tant que création. Un pain béni pour l'apprenti décortiqueur du cinéma fantastique. Le film aussi humble soit-il, petite production artisanale, met le doigt sur tout un territoire. Celui de la frontière ténue entre la fiction et la réalité dans le média, et la notion de légende urbaine.

Pourquoi des gens font ces films et pourquoi des gens ont besoin de les voir ? Tout amateur de fantastique et d'épouvante doit un jour ou l'autre, se justifier sur son intérêt. L'une des meilleures réponses est que tout bon film fantastique est un imaginaire qui s'assume sans fard. Il sait qu'il raconte un mensonge, il le montre et sa force, c'est que même en dévoilant toutes les ficelles de sa fantasmagorie, il arrive d'autant mieux à nous y faire adhérer. Il peut être plus ou moins fin, mais il n'a pas toujours besoin de l'être. Quelque part, sa puissance réside dans la sincérité primitive de son mensonge.

Décortiquons tout cela.


Nous ne sommes plus dans le Kansas, Nancy

Les convenances cinématographiques marquèrent longtemps la différence entre la réalité et le songe. La méthode la plus usuelle était de flouter l'image, de pratiquer un effet sur le son, et de faire retentir une musique plus étrange ou décalée que les scènes éveillées.

Dans Prince of Darkness, les rêves ont une structure telle qu'on les attribuent immédiatement à des songes troublés. Dans Wizard of Oz, la transition est nette et sans ambiguïté, le Kansas est en noir et blanc alors qu'Oz fourmille de couleurs chatoyantes, est peuplé de créatures fantasmagoriques, et les décors sont résolument d'ailleurs.

Ici, l'ambiguïté est que durant quelques secondes d'hésitation, Nancy est dans un trouble bien légitime. Elle doit certainement se demander si elle rêve ou pas. Normal, il y a peu d'endroits plus banals qu'une salle de classe. Elle va progresser (comme vu précédemment, le basculement vers le fantastique est souvent la progression inexorable d'une personne unique vers un territoire mental adéquat) et s'il n'y a plus de doute pour le spectateur, Nancy va être dans un état de sidération qui va la tenailler jusqu'à la chute.

Nancy se réveille donc dans son rêve, mais son environnement n'a pas changé. Si on enlève toutes les bizarreries qui vont accompagner son court voyage vers le Oz infernal de Springwood, les décors restent crédibles. Quant à l'image elle est, au début, identique à la scène précédente. La transition n'est plus aussi claire que l'exigent les conventions. Là où le statu quo est vacillant se niche le cœur du fantastique.

Ceci posé, Craven n'hésite plus et sort les grandes orgues de l'épouvante. Apparition macabre spectrale, l'étranger effrayant et pourtant double de l'héroïne (une lycéenne démente, en apparence), la bête considérée comme satanique, les fourneaux infernaux et les profondeurs souterraines. Et finalement, la rencontre avec le Minotaure au bout du labyrinthe : Freddy Krueger.


Le Roi en vert et rouge

Dans Deadly Blessing (1981), le rêve était déjà une donnée diégétique nichée au sein de l'éveil, mais Craven attaquait "par la bande", ici il attaque directement son sujet. Un sujet qu'il étudiait personnellement depuis toujours, allant jusqu'à apprendre à noter ses propres rêves.

La première raison pour laquelle Nightmare on Elm Street fonctionne parmi bien d'autres, mais la principale, est que le rêve est finalement quelque chose de très concret dans notre expérience vécue. Nous l'expérimentons tous chaque nuit. La seconde est que la peur dans un rêve est récurrente. Qui n'a jamais rêvé qu'il chutait dans le vide ? Qui ne s'est jamais réveillé le cœur battant à la suite d'un cauchemar ? Mais pour aller encore plus loin, il existe des cas de somnambulisme où des personnes se sont blessées. La paralysie du sommeil occasionne de violentes hallucinations et de profondes angoisses.

If I die before I Wake
I Pray the Lord my Soul to take
- Children Christian Prayer

Les références culturelles qui sont attachées au monde du rêve et plus particulièrement au cauchemar sont donc innombrables. Qu'il soit nommé Incubus ou Alb, l'agresseur nocturne a été illustré, décrit ou peint au cours des âges. Il n'y a donc rien d'étonnant à ce que le cinéma s'en emparât d'une manière ou d'une autre. C'est chose faite et comme toutes les figures mythologiques évidentes, le croquemitaine de la rue des ormes donne l'impression d'avoir toujours été là et n'est pas près de s'éteindre dans la culture populaire.

"Incubus" Charles Walker (1870)

Le talent de Craven est d'intégrer cette terreur obscure au monde rutilant et lumineux des battantes années 80. Un monde qui est un revival des années 50 en quelque sorte (une époque que Craven a connu dans sa jeunesse). L'informatique progresse, l'Amérique est prise dans l'essor conquérant des années Reagan, et la consommation bat son plein. Sauf que quelque part, dans les entrailles des "suburbs" propres et rangées, la mauvaise conscience remonte à la surface. L'inconscient social a croupi : les tueurs fous, les lynchages, les secrets des "braves gens". L'erreur aura été plus tard "d'expliquer" Krueger, de lui donner un passé et des raisons. Il n'a pas besoin d'être expliqué et encore moins rationalisé. Malgré tout, l'épisode Freddy sort de la Nuit (1995), aussi peu convainquant en film d'horreur que passionnant en tant que synthèse du mythe, apportera une explication plausible. Le Krug' a toujours été là. Parce que le sommeil de la raison engendre les monstres.

Ce qui va dépasser les slashers, au-delà de l'originalité de son postulat, c'est que Craven y croit dur comme fer. Il croit en son monstre, son univers, et en ses personnages dont les souffrances sont bien plus incarnées que celles d'un Vendredi 13.

Nancy apprend par la douleur ce qui lui arrive, elle survit, ce qui lui permettra de réfléchir et dominer ses peurs. Elle n'a de toute façon aucune leçon à recevoir des adultes. Pour cela il lui aura fallu passer par ce jeu cruel du chat et de la souris. Le boogeyman n'existe que par l'effet qu'il provoque chez ses victimes, c'est par nécessité qu'il joue au petit Poucet horrifique. Mais il n'est que roi en son royaume. Finalement, aussi puissant soit-il, il est limité, contrairement à Nancy (et c'est pour cela que la dernière partie du film est moins forte une fois Krueger dans le monde "matériel", notre croquemitaine n'étant plus l'entité démentielle qui déforme le monde à sa guise mais un simple monstre), dont la jeunesse et l'ouverture d'esprit lui permettent d'évoluer pour se battre.

"Dans Nightmare on Elm Street, c'est une jeune fille de 17 ans qui comprendra qu'il lui faut parvenir à se rendre maître de ses propres rêves pour pouvoir maîtriser la situation." (3)

Pas mal, pour "une petite série B"....


FICHE TECHNIQUE

A Nightmare on Elm Street (1984) – Réalisation : Wes Craven – Scénario : Wes Craven – Avec : Heather Langenkamp, Robert Englund, Johnny Depp, Amanda Wyss, John Saxon...


NOTES

(1) Cité de WES CRAVEN - Marc Bousquet - Dreamland éditeur (2002)

(2) L'un de nos petits plaisirs coupables est de nous moquer des traductions hasardeuses de titres, mais cela ne sera pas le cas pour celui-ci. Il est parfait, autant que l'affiche française avec les griffes qui déchirent le ciel nocturne. À la fois simple et d'une force évocatrice rare. Fait notable, il a été trouvé par le réalisateur Claude Chabrol !

(3) Mad Movies n°34, janvier 1985

Phillipe Chouvel & Nathan Skars

vendredi 23 janvier 2015

Séquence # 4 - The Legacy - Réunion de famille


CONTEXTE

Margaret Walsh et son ami Pete Danner, tous deux architectes, se voient confier un travail à Londres. Il s'agit d'un contrat bien rémunéré, même si les commanditaires ont conservé l'anonymat. Le couple part enthousiaste pour l'Angleterre et loue une moto. Mais, victimes d'un accident de la route, Margaret et Pete sont invités dans l'imposante propriété d'un châtelain, Jason Mountolive. Ce dernier, particulièrement affable, les convie à rester pour la nuit dans la mesure où leur moto a été sérieusement endommagée et qu'il est impossible de louer un véhicule dans la région. Margaret et Pete visitent une partie du château de Ravenhurst et font la connaissance du personnel, parmi lequel Miss Addams, qui officie en tant qu'infirmière et régisseur du domaine.

Le lendemain, alors que Mountolive a étrangement disparu, quatre autres invités arrivent en hélicoptère ; et un dernier hôte les rejoindra plus tard dans la journée. Ces cinq personnes présentent le point commun d'avoir bâti un empire financier de façon suspecte (malhonnête, sinon criminelle). Et ceci avec l'aide, à chaque fois, de Jason Mountolive.


Margaret apprend avec étonnement, par la bouche de l'infirmière, que le maître des lieux s'affaiblit très vite et qu'il est mourant. Alors que la veille, le châtelain lui avait semblé en bonne santé. Tous les gens présents au château ne semblent s'intéresser qu'à Margaret, et non à son compagnon.

Et tandis que l'une des invitées se noie dans la piscine, dans des circonstances pour le moins troubles, les cinq autres convives (Pete étant exclu du débat) sont rassemblés dans la pièce où Jason Mountolive s'apprête à livrer ses dernières volontés, sur son lit de mort.


Margaret, accompagnée de Miss Addams, retrouve les autres personnes rassemblées pour une réunion très particulière. La pièce est immense, séparée en deux parties bien distinctes. L'une, en accord avec l'architecture du château, où sont réunis les invités, plongée dans une obscurité partielle ; et l'autre, une chambre stérile, équipée d'un appareil médical moderne, baignée d'une lumière vive. Le contraste est saisissant, et le fait que la personne nimbée dans la lumière s'apprête à rejoindre les ténèbres accentue le côté irréel de la scène. Les différences flagrantes liées au décor sont évidentes, tout comme la différence liée au personnage de Margaret par rapport aux quatre autres invités. Sa venue à Ravenhurst n'était pas programmée (du moins le croit-elle). Tous les convives, au contraire, sont venus par la volonté du châtelain, et chacun d'entre eux se connaissent bien. Ils savent pourquoi ils se trouvent présentement dans cette pièce, alors que Margaret l'ignore.


Mais elle va bientôt apprendre la raison de sa présence ici, lorsque la voix de Jason Mountolive rompt soudainement le silence. Une voix synthétisée, due à l'utilisation d'un vocodeur, du moins l'imagine-t-on, car le maître des lieux reste invisible, son lit étant dissimulé derrière une succession de rideaux blancs. La présence impressionnante d'appareils de soins sophistiqués laisse entendre que le châtelain est atteint d'un mal très grave, et sa voix essoufflée lorsqu'il souhaite la bienvenue à Margaret confirme d'ailleurs cette impression.

Cinq personnes sont donc assises au chevet d'une personne arrivant manifestement au terme de sa vie (sachant que rien ne laissait présager cela au vu de la première apparition de Mountolive la veille, lorsque sa limousine provoqua – volontairement ? - l'accident de moto de Pete et Margaret).


Cinq personnes, mais une seule est conviée à pénétrer à l'intérieur de la chambre stérile : Margaret. La jeune femme s'engage derrière la première rangée de rideaux, comme si elle franchissait la frontière entre deux mondes. Margaret ne comprend toujours pas de quoi il est question. Mountolive a évoqué quelques secondes plus tôt son héritage… immense, incalculable. Ainsi qu'une bague symbolisant sa puissance, la puissance qui les réunit en ce moment même, dans cette pièce.

Je vous lègue ma puissance, mes connaissances, mes biens… poursuit-il. Vous pouvez les partager entre vous à ma mort.


Margaret est à présent conviée à recevoir la consécration de la bague. Elle s'avance, passe l'avant-dernière rangée de rideaux. La voilà proche du lit, toujours invisible et conservant son aura de mystère.


Puis, brusquement, des mains surgissent de derrière les rideaux. Des mains effroyablement âgées, déformées et surtout… monstrueuses. Les mains du châtelain agrippent avec fermeté la main gauche de Margaret, pour lui glisser une bague à l'annulaire portant un aigle royal, le symbole des Mountolive. Une fois passé l'effet de surprise et de terreur, Margaret ne peut réprimer le besoin de regarder le visage de son donateur. Elle s'évanouit en le voyant.


MECANISMES

Film quelque peu oublié, The Legacy, au désopilant titre français Pyschose Phase 3 en 1979 (c'était une période où les traducteurs de titres aimaient ce chiffre pour une raison obscure, The Brood de David Cronenberg est sorti avec le titre Chromosome 3 également) est pourtant intéressant sur plusieurs plans d'analyse.

Une période charnière

En 1978, Halloween, Jaws, The Texas Chainsaw Massacre et Star Wars (1) ont rebattu les cartes de différents genres du fantastique. Il semblerait que les vieilles masures aux lourds secrets et aux malédictions séculaires soient passées de mode. Mais pas encore.

Si chaque décennie cinématographique emploie à se moderniser, du moins en surface, le cinéma fantastique des années soixante-dix aura tout du long de sa décennie, une mutation à gérer par rapport à son lourd héritage (effectivement !) gothique (2). Tout du long, puisque le film date de 1978, mais ce n'est pas un hasard, car son origine anglaise a un poids dans cette filiation.

La littérature gothique anglaise qui a inspiré le cinéma par les prismes de Frankenstein, le Prométhée moderne de Mary Shelley, Docteur Jekyll et Mister Hyde de Stevenson et le plus imposant de tous dans le cinéma, le Dracula de Bram Stoker est heurtée par les changements fulgurants des mœurs et le bousculement des codes.

Ainsi, des films comme Horror Hospital (1972) ou Tower Of Evil (1972) gardent des éléments gothiques pour les rehausser par du nu et des effets-chocs sanglants. Tardif dans cette évolution, le film qui nous occupe semble sans âge mais typique des "Old Dark House Stories", dont l'un des plus connus est Le Chat et le Canari, qui aura une itération en 1978, d'ailleurs. L'héroïne ne s'évanouit-elle pas pour conclure la séquence comme l'une de ces femmes qui s'effondraient d'effroi dans des décors victoriens ? On pourra comparer avec Le lieutenant Ellen Ripley dans le vaisseau spatial Nostromo - pourtant rendu aussi gothique qu'un manoir - dans Alien de Ridley Scott. Cet évanouissement final, si désuet, fonctionne parce que tout nous replace dans un cadre hors du temps et dans d'autres terres mentales.


Conte de fées et morale

Le Petit chaperon rouge hésite à se rapprocher du loup qui est alité. Le loup attend sa proie, caché derrière les atours d'une personne très âgée et faible, voire malade. La jeune femme s'approche à portée de griffes. Nous sommes sans l'ombre d'un doute dans le territoire du conte de fées.

Et qu'est-ce que le conte de fée sinon une transmission de valeurs ? Un legs !

Les films d'épouvante peuvent être considérés comme des contes de fées pour adultes. Ce serait oublier à quel point les contes originaux  - qui ont évolué au gré du temps et des auteurs qui les ont fait connaître - étaient noirs et effrayants, voire remplis de détails sordides. Ces récits ont vocation à faire perdurer des valeurs, des conseils et des morales. Le film est, d'une manière cynique, fort moraliste. Chacun a eu sa part, mais celui qui leur a tout concédé reprend tout. Cynique, parce que finalement, accéder à ses désirs conduit immanquablement à la chute. Pour eux, le principe de plaisir a gagné magiquement contre le principe de réalité. Sauf que ce dernier principe vient les rattraper. On peut toutefois argumenter que la morale n'est pas sauve et que le désordre perdure (le Mal n'est pas terrassé par le Bien, et pire encore, l'innocence sera corrompue). Pourtant, si l'ordre de la lignée Ravenhurst est rétabli, il ne s'agit en aucun cas d'un ordre "bon", mais il est, comme établi plus haut, moraliste. À sa manière.


Le réalisateur, Dieu ou Diable ?

Tout met le spectateur dans la position de l'héroïne. Il ne connait pas les intervenants, il se trouve dans un cadre anxiogène. Celui qui maitrise les fils du destin, dont la présence est partout, celui qui est le maître des personnages est hors champ. Le non vu, le non connu par le spectateur reste "derrière le rideau" Hitchcockien. Puis, le fantastique fait irruption dans son aspect concret, par le biais des effets spéciaux de maquillage : les mains griffues, la peau parcheminée... mais les atours du "loup" seraient encore possibles - bien qu'autrement improbables - si le maître des lieux n'avait pas été aperçu avant dans une meilleure forme.

Le fantastique s'impose comme la seule évidence parce que toute la construction nous y a préparé. Il ne s'agit pas d'un quelconque effet-choc mais d'une conclusion logique. Ce qui est derrière le rideau se doit d'être monstrueux, alors montrons-le... un peu. Comme dans les temps de l'épouvante plus anciens, où l'on devait contourner l'intransigeante censure et qu'il était nécessaire de jouer avec les nerfs de son spectateur avec le hors-champ. Old school Is Good school.

C'est par la mise en scène, la progression vers le Mal que se joue le fantastique avant tout. Dans Le Silence des Agneaux (1990) de Jonathan Demme, la progression implacable vers le prisonnier Hannibal Lecter se fait par palier. Chaque plan, chaque élément annonce l'embouchure du chemin comme quelque chose de dangereux, de sur-humain, même si contenu. Comme si de nombreux panneaux indiquaient : "N'emprunte pas ce chemin !". L'héroïne, mais aussi le spectateur ne peut empêcher son désir d'avancer à travers lui. Ce qui est le sujet principal de The Legacy, le diable est séduisant et apporte tout même s'il fait peur. Difficile de résister.

De toute façon, il n'y a pas de choix, le réalisateur nous y oblige. Qui nous dit que les démiurges sont toujours bons ?


FICHE TECHNIQUE

The Legacy (1978) – Réalisation : Richard Marquand – Scénario : Jimmy Sangster & Patrick Tilley – Avec : Katharine Ross, Sam Elliott, John Standing, Roger Daltrey, Charles Gray…

NOTES

(1) Pour l'anecdote, comme tous les amateurs le savent, le réalisateur filmera Le Retour du Jedi quelques années plus tard. Il s'était fait remarquer par son travail sur L'Arme à l'oeil (1981). Il est par contre intéressant de signaler que ce film d'espionnage tout à fait recommandable se transformait quasiment en film d'épouvante gothique dans son dernier quart.

(2 C'est ici que les puristes bondissent, puisque le terme "gothique" renvoie à bien des notions. Mais par commodité, on parlera de roman et de cinéma gothique dans l'acceptation la plus usuelle du terme. Des manoirs, des hantises, des châtelaines entourées de portraits de famille et des candélabres... Le roman gothique vient de l'amour de l'architecture gothique redécouverte plusieurs siècles après. Une définition plus complète se trouve ici.

Phillipe Chouvel & Nathan Skars