jeudi 9 avril 2015

Séquence # 8 - I Tre Volti della Paura - La Goccia d'Acqua - Notre-Dame des Ténèbres


NARRATION

Helen Chester, la quarantaine, occupe un modeste appartement. Tard dans la soirée, alors que la nuit est tombée, le téléphone sonne. Au bout du fil, une infirmière l'implore de se rendre au domicile d'une vieille femme venant de mourir, afin de lui mettre sa robe funéraire.


Bien qu'elle n'ait pas du tout envie de se déplacer à une heure aussi tardive, Helen finit par accepter. Elle est seule, et a besoin d'argent. La défunte était une médium qui occupait une vaste demeure en partie délabrée, en compagnie de son chat.


L'infirmière, une femme âgée et émotive, semble soulagée à l'arrivée de Chester. Elle lui explique qu'elle ne pourra pas l'aider à changer les vêtements de la défunte. Selon elle, même si la morte est censée avoir succombé à un arrêt cardiaque, elle a en fait été victime de fantômes. Car au moment de sa mort, la médium était en pleine séance de spiritisme ; en transe, elle parlait aux morts…


Mais Helen, dotée d'un esprit rationnel, n'a que faire des racontars de l'infirmière. Elle se rend dans la chambre où la défunte repose, sur son lit. Son visage est horriblement marqué, comme déformé par un mélange de douleur et de terreur. Après un moment d'hésitation, Helen commence son travail. 

Elle remarque alors que la médium porte à l'un de ses doigts une bague sertie d'une pierre précieuse. Profitant de l'absence de l'infirmière, elle s'empare du bijou et le cache sur elle. La cupidité de Helen va avoir de terribles conséquences, entraînant une cascade d'événements défiant toute logique. Et si la croyance de l'infirmière envers le surnaturel était fondée ?   


CONTEXTE

Le septième long-métrage de Mario Bava, Les Trois Visages de la Peur, est son seul "film à sketches". Présentée par Boris Karloff, la production est divisée en trois segments : Le Téléphone (I Telefono), Les Wurdalaks (I Wurdalak) et La Goutte d'eau. Tous les segments sont des adaptations de nouvelles, respectivement de Guy de Maupassant, Alexeï Konstantinovitch Tolstoï (donc, pas Léon) et Anton Théchov. Cette création aura inspiré des musiciens. Le titre américain Black Sabbath deviendra le nom du groupe de Heavy Metal bien connu et Christian Vander de Magma a utilisé le titre Les Wurdalaks pour l'un des ses premiers groupes.


La progression est des plus parfaites - ce qui constitue déjà un défi dans l'exercice du film à sketches - et illustre tour à tour trois façons d'envisager l'angoisse, d'où le titre on ne peut plus adapté. C'est une réussite qui va crescendo. Si Le Téléphone reste charmant malgré son intrigue classique, si le deuxième est une belle "mécanique" en terme d'effroi (*), c'est le troisième segment qui est le chef-d’œuvre du lot. Une peinture du morbide.

MÉCANISMES

Une fois n'est pas coutume, nous n'allons donc pas étudier une seule séquence, mais le tiers d'un long-métrage. Dans sa construction, le troisième segment des Trois Visages de la Peur de Mario Bava est constitué de deux grandes séquences. Les auteurs concentrent l'action dans deux lieux uniquement, l'appartement de Mlle Chester et l'habitation de la Comtesse.


L'environnement est le monde mental

Dans son roman Notre-Dame des Ténèbres (Fritz Leiber - 1978), l'un des personnages propose la théorie folle qu'une grande ville, à un certain stade, devient une entité consciente et maléfique. Le fait que nos habitations soient hostiles à notre présence et soient un miroir de la folie humaine est récurrent dans la culture fantastique.

Il y a trois possibilités dans le thème de la maison hantée. La plus évidente est que la maison soit hantée par des spectres mauvais. La deuxième est la possibilité que la maison soit consciente d'elle-même. La troisième, beaucoup plus dérangeante, est que la maison reflète notre monde intérieur tourmenté. L'une des meilleures illustrations (sinon la meilleure) en est The Haunting de Robert Wise (1963). L'ambiguïté qui le conclut est des plus troublantes tant le lien entre l'héroïne et la demeure maudite est "organique". Est-ce que ce sont des fantômes passés qui nous hantent ou est-ce nous-mêmes ?

Le jeu vidéo de type survival-horror Silent Hill 2 (2001) de Konami développera bien plus tard un concept exploité durant cette trentaine de minutes tendues. Le concept est aussi simple à l'énoncé que dur à maîtriser : le trouble qui travaille les personnages, des individus presque toujours isolés au cours de leur aventure, est lié à leur environnement. Ainsi, la ville malade de Silent Hill n'est que la projection des pires fantasmes refoulés de ses antihéros solitaires. 


Dans le segment, l'appartement de Mlle Chester est déjà singulier, bien avant le déplacement de sa propriétaire dans les lieux qu'occupait la Comtesse. Un orage perpétuel gronde au loin. L'amoncellement de couleurs sombres, entre lumières et obscurité très contrastées, provoque une sensation d'irréalité et d'inconfort. Régulièrement, une lumière glauque (au sens premier, une variation de la couleur verte) clignote. Il n'y pas de musique extra-diégétique jusqu'à ce qu'un phonographe en diffuse. Une mince bulle de chaleur émotionnelle avant que la musique s'effondre. Quelque chose ne tourne pas rond ici avant même que le fantastique ne s'introduise dans l'histoire.

Une fois l'arrivée de Chester dans l'habitation baroque de la Comtesse, la carte surnaturelle est jouée clairement. Même si les lieux sont moins renfermés que précédemment, l'atmosphère est délétère et les détails ésotériques ou inhabituels sont répandus. Des cartes de tarot sont sur un guéridon, des poupées jonchent le sol,... Mais ce n'est qu'une préparation pour déployer la démence qui n'est encore qu'insidieuse pour l'instant.


L'élégance de la mise en scène est éclatante, bien au-delà de la composition picturale et des mouvements de caméra fluides. Deux exemples pour preuve.

Premier exemple. Quand Mlle Chester va voir le corps de la défunte. Les rideaux ouverts dévoilent la vérité, comme un choc : le visage est hideux, et montre combien ce décès fut contre nature - malgré les dires précédents de Helen. Les muscles crispés, le teint livide, les yeux ouverts et méchants, le rictus affreux n'ont rien de "normal". Impossible de détacher le regard, le zoom avant est implacable et s'arrête juste devant le visage. En contrechamps, pour réponse, Helen est au premier plan à gauche, et au loin, comme si elle n'était pas là, l'infirmière, floue et petite, sur la droite. Le plan est constitué d'un mouvement avant accompagné d'un zoom. Pourquoi un tel mouvement ?


Pour une raison simple : au début le plan inclut l'infirmière, puis la fait disparaître, pour se focaliser sur le visage de Mlle Chester. Cela crée un lien entre la défunte et celle qui va être responsable de sa dépouille. Le plan suivant montre le futur objet du délit, la bague au doigt. En trois plans rapides, tout est dit.

Le deuxième exemple : un mouvement descendant sur le corps vêtu de noir, le corps est inversé. Immédiatement, après un cut, un plan inversé montre la robe blanche funéraire. Les effets de miroir visuels, sonores, et narratifs sont légion. La présence de chats, le bruit de l'eau, la mouche se retrouvent dans l'appartement de Mlle Chester.

Les profondeurs de l'inconscient envahissent le monde concret et le corrompent. Les ténèbres envahissent l'appartement. Et quand les lumières se réduisent, le monde connu devient intangible et menaçant, jusqu'à l'apparition de la Némésis, l'incarnation de sa propre terreur.


Pour James Sunderland qui déambule dans les rues de Silent Hill, la ville n'est plus le souvenir heureux qu'il en avait, mais un enfer sur terre où les choses les plus banales sonnent faux. Elles sont dysfonctionnelles avant même que le surnaturel ne contamine tout et attaque l'homme errant quand les ténèbres apparaissent. Mais le pire danger auquel est confronté  l'antihéros est le monstre qui le poursuit sans relâche, le "Pyramid Head".

Dans La Goutte d'eau, même si Mlle Chester ne semble en apparence ne ressentir aucune culpabilité, l'environnement personnel est lié, à son retour, à son acte de transgression. Ainsi les éléments, étranges et étrangers, entourant la terrifiante Comtesse se sont déplacés dans l'espace quotidien de Chester. Ces  lieux intimes ne sont plus sécurisants et se voient envahis par des changements de plus en plus marqués jusqu'à l'intrusion ultime.

Comme nous l'avions étudié auparavant dans The Omen, la force de l'esprit humain ne pèse plus lourd quand l'environnement est sous l'emprise complète des peurs irrationnelles et ancestrales. Le rationalisme affiché crânement par Mlle Chester au cours de la discussion avec l'infirmière disparaît très vite. Et c'est là que la puissance d'une mise en scène et d'une narration emporte la mise. Une mouche importune ou un bruit d'eau ne sont pas effrayants en soi, mais ils le deviennent quand ils "poursuivent" le personnage d'un territoire inconnu jusque dans le cadre qu'il maîtrise et connaît. La mouche ne devrait pas être là. Elle ne peut pas avoir suivi Chester jusqu'à chez elle. Les agents de la culpabilité refoulée submergent celle qui a passé la barrière de l'interdit. Être témoin d'apparitions et de disparitions fantomatiques est alors inévitable pour la persécutée.


Dario Argento utilisera divers procédés du maestro pour les faire culminer dans Inferno (1979), film ésotérique s'il en est. Dans le documentaire Il Mio Cinema, Argento évoqua le fait qu'il avait voulu construire une "cathédrale de la terreur" avec son Magnum Opus. Il n'y pas de hasard, Mario Bava travailla sur plusieurs effets spéciaux de "l’œuvre au noir" de son fils spirituel (matte-painting et effets optiques).

Pour un esprit très rationnel, le film de Dario Argento est illogique, mais en tant que suite de séquences illustrant à chaque fois la chute dans le surnaturel de personnages perdus dans un environnement où le fantastique dévore le décor - avant de dévorer ceux qui y sont - il prend alors tout son sens. La Némésis à l'issue de tous les chemins parcourus est Mater Tenebrarum, littéralement, la "Mère des Ténèbres".

La fin du segment est à la fois annoncée et surprenante. L'histoire définit la boucle d'une malédiction qui commence et qui n'aura pas de conclusion. On se doute que l'objet maudit passera de doigt en doigt et les voleuses vivront le même cauchemar que Mlle Chester.

La question reste posée : est-ce la cupidité qui va faire perpétuer la malédiction ou est-ce la malédiction qui pousse ces femmes à voler la bague ? Il est permis de se poser la question tant l'attrait pour l'objet semble impossible à réprimer.


FICHE TECHNIQUE

I Tre Volti della Paura (1963) – Réalisation : Mario Bava – Scénario : Mario Bava, Alberto Bevilacqua (d'après une nouvelle d'Anton Tchekhov) – Avec : Jacqueline Pierreux, Milly (Carla Mignone), Harriet Medin, Gustavo De Nardo...

NOTES

(*) Giorgo Ferroni fera une autre  adaptation, plutôt brutale, de la nouvelle La famille du Vourdalak avec La Nuit des diables (La notte dei diavoli) en 1972.

Phillipe Chouvel & Nathan Skars

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire