jeudi 23 juillet 2015

Séquence # 11 - Dementia - Les cauchemars naissent la nuit


NARRATION

Dans une chambre d'hôtel, tandis que la nuit est tombée, une jeune femme, "The Gamin", est endormie sur un lit. Elle rêve, se voit marchant au bord d'une plage, observant les vagues venant se briser sur le sable. Puis, sans raison, elle prend peur, s'enfuit, tombe, et se réveille. Elle se redresse, se prend la tête entre les mains, passablement tourmentée.

Elle allume une cigarette, mais l'éteint rapidement après quelques bouffées. Finalement elle se lève, se dirige vers un miroir, observe son reflet, perdue dans ses pensées. La fille ouvre alors un tiroir, et s'empare d'un couteau à cran d'arrêt.


La chambre est en désordre, mais elle n'en a cure. Elle prend sa veste et sort de la pièce. Descendant l'escalier de cet hôtel minable, elle croise d'abord un bambin assis sur une marche, puis un policier occupé avec un cas de mari violent ayant frappé sa femme.

La fille a peur du policier, et s'esquive avant de sortir.

Tandis qu'elle marche dans une rue malfamée de Venice, la jeune femme est abordée par un nain vendeur de journaux qui lui montre la une : Mystérieuse agression ! Un titre qui la fait sourire ; elle s'éloigne, s'enfonçant un peu plus dans des ruelles sombres et désaffectées, que seuls des marginaux ou des gens mal intentionnés oseraient emprunter.


Durant cette étrange nuit où le rêve et la réalité se croisent, et où le présent et le passé se bousculent, la jeune femme va enchaîner les rencontres avec une faune de personnages inquiétants. D'abord un clochard, puis un flic brutal, et ensuite un proxénète qui va la guider jusqu'à la limousine d'un homme aussi gras que riche. Celui-ci lui fait faire la tournée des grands ducs, l'invitant tour à tour dans un restaurant, un bar et un cabaret à la mode, fréquentés par le monde de la nuit.

Après quoi, l'homme riche la ramène dans son véhicule. Durant le trajet, la fille est soudainement prise de panique, se remémorant des événements du passé. La voilà transportée dans un cimetière où un homme au visage masqué la conduit vers les tombes de ses parents. La jeune femme se souvient de son père alcoolique et brutal, de sa mère frivole, de son père s'emparant d'un revolver pour tuer sa mère. Elle se voit enfin prendre un couteau, et commettre le parricide.


C'est avec un couteau identique qu'elle va bientôt assassiner l'homme riche dans la somptueuse suite d'un hôtel de luxe. Mais cette nuit de cauchemar est loin d'être terminée...

CONTEXTE

Bienvenue sous la surface de la production cinématographique.

Dementia aurait été (le conditionnel sera souvent utilisé dans les lignes qui suivent) le projet d'un certain John J. Parker III. Cet illustre inconnu aurait été l'héritier d'un exploitant de salle de l'Oregon. La mère du cinéaste aurait produit le film. À l'issue d'une sortie qui dura deux semaines, dans une unique salle,  le métrage s'est évanouit dans les limbes durant trois ans (et c'est affirmatif). Ce serait donc l'unique travail de Parker dans le monde du cinéma. L'homme disparut en 1981 sans aucune reconnaissance.


Comment est née cette bizarrerie ? La secrétaire de Parker, Adrienne Barrett, lui aurait raconté un cauchemar que l'homme aurait décidé d'illustrer. La dame devint, malgré son inexpérience, l'actrice principale, dans un pur esprit de confection indépendante. Dans le même élan, le tournage ne dura que six jours, avec des moyens qu'on devine très limités.

La sortie ne rapporta donc rien. Les bobines furent rachetées par Jack Harris (The Blob) et le tout ressortit avec une version légèrement "cut", accompagnée par une assommante voix-off surlignant les images sous le titre plus commercial de Daughter of Horror en 1958. Bruno VeSota déclara plus tard être le co-scénariste et le co-réalisateur noyant encore dans le mystère la conception de la chose.

L'histoire aurait pu s'arrêter là si des aficionados n'avaient pas exhumé le cadavre de celluloïd, comme le trublion John Waters (Pink Flamingos) qui le qualifia d'"un des films les plus insensés de l'histoire du cinéma."


Bien des années après, une édition française DVD éditée par Bach Films sortit enfin - Ô joie -  avec les deux versions. Vous pouvez aisément éviter Daughter of Horror pour vous plonger dans Dementia, qui porte bien son nom. Dementia, c'est démentiel !

MÉCANISMES

L'Enfer de la nuit, c'est les autres

Épisodiquement, il est des films qui empruntent des chemins de traverses et qui, même s'ils sont baignés par des influences, ne ressemblent à aucun autre. Le titre qui a inspiré le blog que vous lisez, le fameux Carnival of Souls est de cette étoffe rare. Antérieure, l’œuvre qui nous occupe sur cette page est encore plus radicale en un sens.


Comme évoqué précédemment, rien n'est très clair sur le développement de ce projet mais répétons-le, une fois porté à exécution, ce fut un échec commercial inévitable et la plongée dans les abysses de la mémoire collective. Pourtant, il mérite bien mieux que cet oubli. Trop irréel, trop symbolique, trop libre pour être placé dans une case, Dementia n'a pu satisfaire ni les amoureux du film noir aux intrigues bien huilées ni les amateurs de pellicules effrayantes classiques.

Il annonçait pourtant l'alliance d'un cinéma d'exploitation et d'une volonté artistique indépendante. Une voie qui, par la bande, allait toucher le cinéma d'épouvante. Si les auteurs de Messiah of Evil étaient inspirés par le cinéma indépendant européen qui leur était contemporain, le concepteur de Dementia lorgnait quand à lui du côté du polar noir expressionniste en vogue et de l'influence d'Orson Welles. En théorie, cela aurait dû plaire au moins à une certaine frange du public.


Alors, comment expliquer un tel échec financier ? Tout d'abord, le film n'a aucun dialogue, ensuite, la narration est flottante, plus proche du "marabout-bout-de-ficelle" des rêves qu'à une structure conventionnelle (bien qu'il y ait progression et chute). Pour finir, les références appuyées à la psychanalyse, plus ou moins floues, n'ont sans doute pas plu au spectateur des années cinquante. Hitchcock, à la fin de Psychose, était dans l'obligation d'expliquer par un quasi monologue le comportement de son "monstre" dans le détail. Explications qui n'ont pas cours ici.

La distance entretenue avec les personnages n'aida sans doute pas à se raccrocher à eux. Ils n'ont pas de noms propres. On peut même affirmer que presque aucun des protagonistes n'est, au mieux, sympathique (à part un enfant). "The Gamin", comme référent, est loin d'être une femme comme la culture dominante les affectionnait. Une culture qui séparait les caractères masculin et féminin dans des rôles très spécifiques. Même si elle est confrontée à la peur à plusieurs reprises, "The Gamin" est dangereuse, souvent glaciale et méfiante. Elle rit aux éclats au cours d'un passage à tabac et méprise allégrement ceux qu'elle rencontre (on peut juger que c'est souvent à juste titre sur ce dernier point).

En 1955, elle est à l'opposé de la "Good Girl". Encore plus étonnant dans le contexte social et idéologique de son temps, elle n'a pas "besoin" des hommes. On peut dire qu'elle a un problème majeur avec eux dans leur ensemble. Parker ne gâte pas ces messieurs par ailleurs. Ils sont concupiscents, ivrognes, violents et bien d'autres travers encore moins recommandables... Pour un américain moyen sous Eisenhower, cela devait être inadmissible que l'on fasse du spectacle avec ce genres de "characters".


Voilà sans doute la meilleure raison du désaveu envers le film, bien avant sa liberté de ton. Cette création peu aimable n'a pas été, par voie de conséquence, aimée. Dementia est misanthrope comme rarement. Réalisé vingt ans plus tard, la réception aurait été toute autre, mais avec des si.... (*)

Pérégrinations mentales

Une fois n'est pas coutume, ce ne sera pas une séquence isolée qui sera prise en compte, mais les 58 minutes en entier. Non pas parce que le métrage est court, mais parce qu'il n'est qu'une grande séquence découpée par des lieux et rencontres qui peuvent difficilement être isolés sans qu'on y perde l'essence même de cette création. Le tout est plus fort que la somme de ses parties, ce qui est souvent vrai pour ces œuvres qui semblent être des déplacements dans des labyrinthes mentaux.

Le récit semble être une boucle qui peut ne se dérouler qu'une nuit, mais il est permis de croire que pour notre anti-héroïne, ce cauchemar se répète chaque fois que la nuit tombe. Ainsi, elle passe par tous les états pour rejouer sans cesse le meurtre fondateur. Nulle rédemption ou apprentissage dans son voyage chimérique. Juste une perdition dans les affres de la culpabilité.


Dès l'introduction, la photographie de William C. Thompson (qui a travaillé sur Plan 9 from Outer Space de Ed Wood, de l'autre côté du spectre qualitatif !) fait preuve d'audace au diapason de la mise en scène. Alors que le tournage a été éclair, le travail sur les clairs-obscurs offre une ambiance particulière qui participe à l'expérience de "rêve conscient" dans lequel est projeté le spectateur. Certains plans, s'ils semblent moins léchés que d'autres, dévoilent une réalité brute en contrepoint de la stylisation de ceux qui les entourent. Comme par magie, le mélange fonctionne.

Le noir et blanc du ciel à peine étoilé disparait au profit de la réalité quotidienne (une rue et une chambre d'hôtel) pour transiter dans le monde du rêve. "The Gamin" se réveille mais son rêve fou débute. Le visage de craie tranche avec le fond obscur. Le monde matériel et le monde mental sont liés désormais.

L'un des premiers gestes est de sortir son couteau, après plusieurs qui semblent anodins. Les expressions, la gestuelle et les actes de cette femme-fantôme nous permettront de la cerner, sans pour autant la connaître. Elle restera mystérieuse alors que tout le récit tourne autour d'elle. Paranoïa, dégoût, panique, oppression,... Tout une gamme de sentiments négatifs traverseront l'anti-héroïne de ce conte noir pas très éloigné des EC Comics dans la forme et le fond.

La rue est présentée comme une jungle urbaine, où de grands pans de décor ne sont pas éclairés. Des hommes empêchent la progression de la femme, alors qu'elle soliloque. Ils l'agrippent, la poussent, la dévisagent. Elle ne semble pas dupe de l'électricité sexuelle dans l'air et semble en jouer. Au cours d'une tournée des clubs aussi dispendieuse que déceptive, chaque étape présentant les entrailles de la ville dévoile des portraits tristes, enjoués, envieux, obsédés... Chaque étape ne menant à rien d'autre qu'une autre vide de sens et de joie. Le "couple" tronqué formé par elle et l'homme riche n'échange rien. Il la voit comme un mobilier humain et elle le méprise. Mépris qui culminera en révulsion au cours du repas de l'homme dans les appartements bourgeois.


Ce monde sordide, concret dans les faits mais rendu fantasmatique par le découpage, est jalonné par une sortie de route narrative qui est signifiante pour la première fois : dans un autre espace-temps, un cimetière gothique et filmé comme tel avec de la brume, un autre homme la conduit encore. L'inconnu est clairement de l'au-delà. Il met symboliquement la lumière sur l'évènement qui la conduit dans cette impasse. Il la présente à ses visions de son inconscient, à son propre refoulé. Après l'épisode, toute sexualité est alors impossible pour la femme, tant sa haine et sa répulsion envers les hommes la dominent. Une fois l'inévitable reproduit, la fuite en avant se fait plus frénétique. "Venice", déjà angoissante, devient une zone de danger permanent. La preuve de la culpabilité de la meurtrière est visible littéralement aux pieds de tous.

Les plans deviennent alors stupéfiants et magnifient le sentiment de paranoïa. "The Gamin" est vue par des gens sans visages puis est traquée par la lumière dans une obscurité totale. Malgré une issue inattendue et de nouvelles possibilités (elle quitte ses habits pour une robe luxueuse et semble s'amuser pour la première fois de son périple), une dernière parenthèse mondaine où les passions effleurent la pellicule, la remet sur les rails de son cauchemar. Le montage devient finalement chaotique. La peur de l'autre qui suintait de partout explosera dans une montée finale digne de la série des Body Snatchers.

La fin de cette odyssée nocturne dans l'anxiété prendra fin là où elle aura débuté, dans la chambre d'hôtel, avec un nouveau réveil, mais sans retour à l'ordre possible... s'il  y en avait eu un.


Dans ce mouvement effarant et crescendo, éclate la maîtrise technique : longs travellings élégants, utilisations des codes du film noir à la perfection pour les pousser dans leurs derniers retranchements, montage audacieux, utilisation marquante de la musique intradiégétique (le jazz dans la boîte),... tout concourt à se demander comment l'inexpérimenté Parker ait pu tenir aussi précisément sa vision originale sans jamais dévier. Cet équilibre entre liberté et rigueur tient du miracle.

Sans dialogues certes mais avec une bonne utilisation du son. Autant que les images, la musique de George Antheil donne au métrage une touche gothique anxieuse prononcée, soutenue par la voix sépulcrale de Mari Nixon (une artiste qui a remplacé Nathalie Wood au chant dans West Side Story et Audrey Hepburn dans My Fair Lady).


Il est étonnant de constater à quel point ce petit film obscur annonce déjà les trips mentaux de David Lynch (on pense notamment à Lost Highway) et même un genre pop comme le giallo. Des éléments renvoient au chef-d’œuvre de Dario Argento, Profondo Rosso, comme le meurtre familial ou le fétichisme de l'arme blanche et des objets divers (comme les bijoux). Comme l'illustre un plan plus haut, "The Gamin" est déjà partie pour occire quelqu'un avec délectation avant même de sortir de la chambre, comme les manieurs de couteaux du giallo ne peuvent réprimer leurs mêmes pulsions homicides liées à une sexualité problématique et un passé trouble.


Pour conclure, n'hésitez pas à découvrir ce joyau qui montre que le passé du cinéma recèle bien des trésors qui n'obéissent qu'à leurs propres règles, des créations parfois trop en avance pour leur propre bien.


FICHE TECHNIQUE

Dementia (1953) – Réalisation : John Parker – Scénario : John Parker – Avec : Adrienne Barrett, Bruno Ve Sota, Ben Roseman, Richard Barron, Ed Hinkle, Lucille Rowland...

NOTES

(*) Il est permis de faire un parallèle avec l'accueil très froid accordé à Seconds (1966) de John Frankheimer, chef-d’œuvre paranoïaque qui n'hésitait pas à montrer, lui aussi, des faces sombres du rêve américain. Ce caillou dans la chaussure fut évidemment expédié dans les oubliettes avant d'être redécouvert des dizaines d'années plus tard.

Phillipe Chouvel & Nathan Skars

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire